Joachim du Bellay
Défense et illustration de la langue française
1549
Chapitre 5
CHAPITRE V : Que les traductions ne sont suffisantes pour donner perfection à la langue française
Toutefois ce tant louable labeur de traduire ne me semble moyen
unique et suffisant pour élever notre vulgaire à l'égal
et parangon des autres plus fameuses langues. Ce que je prétends prouver
si clairement, que nul n'y voudra (ce crois-je) contredire, s'il n'est manifeste
calomniateur de la vérité. Et premier, c'est une chose accordée
entre tous les meilleurs auteurs de rhétorique, qu'il y a cinq parties
de bien dire : l'invention, l'élocution, la disposition, la mémoire
et la prononciation. Or pour autant que ces deux dernières ne s'apprennent
tant par le bénéfice des langues, comme elles sont données
à chacun selon la félicité de sa nature, augmentées
et entretenues par studieux exercice et continuelle diligence : pour autant
aussi que la disposition gît plus en la discrétion et bon jugement
de l'orateur qu'en certaines règles et préceptes, vu que les événements
du temps, la circonstance des lieux, la condition des personnes et la diversité
des occasions sont innumérables, je me contenterai de parler des deux
premières, à savoir de l'invention et de l'élocution. L'office
donc de l'orateur est, de chaque chose proposée, élégamment
et copieusement parler. Or cette faculté de parler ainsi de toutes choses
ne se peut acquérir que par l'intelligence parfaite des sciences, lesquelles
ont été premièrement traitées par les Grecs, et
puis par les Romains imitateurs d'iceux. Il faut donc nécessairement
que ces deux langues soient entendues de celui qui veut acquérir cette
copie et richesse d'invention, première et principale pièce du
harnais de l'orateur. Et quant à ce point, les fidèles traducteurs
peuvent grandement servir et soulager ceux qui n'ont le moyen unique de vaquer
aux langues étrangères. Mais quant à l'élocution,
partie certes la plus difficile, et sans laquelle toutes autres choses restent
comme inutiles et semblables à un glaive encore couvert de sa gaine,
l'élocution (dis-je) par laquelle principalement un orateur est jugé
plus excellent, et un genre de dire meilleur que l'autre : comme celle dont
est appelée la même éloquence, et dont la vertu gît
aux mots propres, usités, et non aliénés du commun usage
de parler, aux métaphores, allégories, comparaisons, similitudes,
énergie, et tant d'autres figures et ornements, sans lesquels toute oraison
et poème sont nus, manqués et débiles ; - je ne croirai
jamais qu'on puisse bien apprendre tout cela des traducteurs, parce qu'il est
impossible de le rendre avec la même grâce dont l'auteur en a usé
: d'autant que chaque langue a je ne sais quoi propre seulement à elle,
dont si vous efforcez exprimer le naïf dans une autre langue, observant
la loi de traduire, qui est n'espacer point hors des limites de l'auteur, votre
diction sera contrainte, froide et de mauvaise grâce. Et qu'ainsi soit,
qu'on me lise un Démosthène et Homère latins, un Cicéron
et Virgile français, pour voir s'ils vous engendreront telles affections,
voire ainsi qu'un Protée vous transformeront en diverses sortes, comme
vous sentez, lisant ces auteurs en leurs langues. Il vous semblera passer de
l'ardente montagne d'AEtné sur le froid sommet du Caucase. Et ce que
je dis des langues latine et grecque se doit réciproquement dire de tous
les vulgaires, dont j'alléguerai seulement un Pétrarque, duquel
j'ose bien dire que, si Homère et Virgile renaissant avaient entrepris
de le traduire, ils ne le pourraient rendre avec la même grâce et
naïveté qu'il est en son vulgaire toscan. Toutefois quelques-uns
de notre temps ont entrepris de le faire parler français. Voilà
en bref les raisons qui m'ont fait penser que l'office et diligence des traducteurs
autrement fort utiles pour instruire les ignorants des langues étrangères
en la connaissance des choses, n'est suffisante pour donner à la nôtre
cette perfection et, comme font les peintres à leurs tableaux, cette
dernière main, que nous désirons. Et si les raisons que j'ai alléguées
ne semblent assez fortes, je produirai, pour mes garants et défenseurs,
les anciens auteurs romains, poètes principalement, et orateurs, lesquels
(combien que Cicéron ait traduit quelques livres de Xénophon et
d'Arate, et qu'Horace baille les préceptes de bien traduire) ont vaqué
à cette partie plus pour leur étude, et profit particulier, que
pour le publier à l'amplification de leur langue, à leur gloire
et commodité d'autrui. Si aucuns ont vu quelques oeuvres de ce temps-là,
sous titre de traduction, j'entends de Cicéron, de Virgile, et de ce
bienheureux siècle d'Auguste, ils ne pourront démentir ce que
je dis.
Joachim du Bellay
Défense et illustration de la langue française
1549
Chapitre 5
source : http://www.languefrancaise.net/dossiers/dossiers.php?id_dossier=62#1ch5